QUI VEUT LA PEAU DE SANDOR WALALA ?
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Tiré de SAMDIMANCHE. Avril 2002.
LA MORT D’EDWIGE. ÉLECTIONS PRÉSIDENTIELLES : 82,7 % D’ABSTENTIONS. Le nom du Président de la République n’intéressant plus que 17,3 % des Français, nous ne nous appesantirons pas. Le grenouillage électoral fut à la hauteur du scrutin. Certains diront que la gauche avait été élue avec les voix d’extrême droite, mais vu que la gauche classique avait viré à droite, la question était, où la gauche pouvait-elle bien se cacher ? La mort d’Edwige reste l’événement fort de cette journée d’élection présidentielle. C’est ce nom qu’ont retenu les Français et qui est aujourd’hui sur toutes les lèvres. C’est elle qui a été élue par abstention et déjà la Chambre des Députés à peine formée demande à la plus grande majorité une journée de deuil national pour la petite Edwige. Rappelons les faits: Le lundi matin à 8h43, Edwige âgée de trois ans meurt de déshydratation pendant son transfert à l’hôpital. C’est à 7h03, soit plus d’une heure avant que la gardienne de l’école maternelle de l’impasse Romain Goupille ait une intuition. Elle sent que quelque chose de louche se passe dans une salle de classe. Quelqu’un est resté… peut-être la lumière, puis un bruit, lui font monter précipitamment les marches. Elle ouvre la porte à l’aide de son passe. Et là, elle découvre, allongée par terre, la petite Edwige. Elle ne bouge plus, la respiration est faible. La gardienne garde espoir, elle descend à la loge et appelle la Police qui appelle à leur tour le SAMU. Les fonctionnaires et autres établissements publics profondément démotivés après le scrutin répondaient pour la plupart absents. Il faudra presque deux heures pour transporter Edwige à l’hôpital de l’Hôtel Dieu qui arrivera morte. L’enquête en cours n’a pas encore expliqué comment l’institutrice a pu oublier une enfant. Comment les parents de cette enfant ne l’ont pas réclamée et comment les femmes de service censées nettoyer les locaux n’ont pas découvert la petite fille. La gardienne est partie le vendredi soir, voter en Seine et Marne. Son mari assure la permanence de la garde, mal entendant, il a l’habitude de laisser la télévision allumée, le volume à fond. Sinistre ironie du sort, rappelons qu’il y a quelques vingtaines d’années, les électeurs étant plus nombreux, les écoles accueillaient les urnes, et qu’ainsi le martyr de la petite Edwige aurait peut-être été évité. |
B.de B. réunit une nouvelle fois ce qui s’imposait maintenant comme le triumvirat. Sandor et le Dr D. étaient plutôt excités par cette perspective. B.de B., en pleine descente, faillit oublier la réunion. Ils se retrouvèrent pourtant, respectant le même protocole dans un restaurant du dix-septième arrondissement à Paris. Introduits en même temps dans un petit salon, ils se saluèrent. Une cuisine qui se voulait encore nouvelle offrait ses portions congrues où les couleurs roses et verdâtres tendaient toutes leurs calories vers l’harmonie ultime. Chairs et légumes étaient disposés dans des assiettes qui paraissaient énormes. Les vins de Californie ne créèrent pas l’enthousiasme. Sandor mit d’entrée les pieds dans le plat.
– Pas terrible, ce picrate… je n’ai jamais compris ce goût imbécile, ce snobisme… je pense que ces vins issus de la côte ouest américaine devraient être déclarés illégaux. Quand on a tous ces trésors vinicoles, non… pourquoi aller chercher chez ces rustres toutes ces pâles copies de grands crus ?
Le Dr D. ne put dire le contraire. B.de B. qui par principe ne buvait pas d’alcool trempa ses lèvres dans un verre pour entrer dans la polémique. Mais ne sachant que dire, il préféra attendre que son commentaire mûrisse. B.de B. était pâle et avait beaucoup de mal à se concentrer. Il souriait pour donner le change. Le Dr D. avait changé ses montures de lunettes métalliques pour un style plus intello. Le bleu de ses yeux toujours protégés par des verres blancs, nageait maintenant dans un aquarium encadré par de l’écaille de tortue. Derrière cette imitation d’écaille de la meilleure qualité, le Dr D. attendait. Il posa son verre et s’adressa à B.de B.
– Bertrand, je tenais à vous féliciter, j’ai appris que vous travaillez dans la journée et que le soir, vous vous lancez dans le marketing.
– N8 m’emploie maintenant à plein temps, dit-il. L’objectif, la cible, cela ne s’invente pas et si nous surfons sur la mode, n’oublions jamais que ce sont les Bach, Michel-Ange, Raphaël, Mozart et j’en passe qui ont fait les beaux jours du christianisme. Il faut retrouver ce souffle épique et culturel…
– Vous nous rejouez la querelle des anciens et des modernes, Bertrand.
– Il n’y a pas de querelle et ne représentons-nous pas tous les trois, chacun à notre manière, les Sciences ? Sous ses trois aspects, médical, chimique et occulte.
– La connaissance face à la mort, les drogues, le passé, le présent et l’avenir…
Agacé par la suffisance et les propos du docteur, Sandor coupa court à ce qu’il sentait devenir un de ses interminables monologues.
– Quoi de neuf docteur, en ce qui nous concerne de manière concrète ?
Le style intello défrise bamboula ! Après nous l’avoir joué pifoman, à l’estomac, il faudrait que nous, pauv’indigènes blancs, on rote de gratitude en le regardant ! Il est incroyable ce viking ! J’vais lui brosser le menu dans le sens du drakkar… interrompant les pensées du docteur, B. de B. se lança dans la description d’une de ses découvertes.
– Je travaille sur un hallucinogène capable de faire apparaître tout le panthéon marxiste, à condition d’avoir un minimum de connaissances basiques. Une mini-disquette fait l’affaire. Je me suis inspiré de ce qui a fait le succès de l’art moderne auprès des nouveaux riches. Des envies, du fric, mais pas un poil de culture… Bref ! Marx, Lénine, Hegel, Staline même, qui s’embrassent. L’hallucination sonne le réveil de la classe ouvrière grâce à une montée d’amphéte solidement calculée. C’est un problème d’hologramme que j’ai piqué sur la belle au bois dormant… un baiser et la classe ouvrière se réveille.
Sandor foudroya du regard B.de B. qui, pris de nervosité, se mordait les ongles sans plus prêter attention au déjeuner, aux assiettes et à ses interlocuteurs. Le Dr D. s’adressa alors à Sandor, abandonnant le jeune homme à ses sortilèges. Je vais lui sonner ses trois coups au danseur mondain…
– Vous avez une compagnie de danseuses qui se défend pas mal du tout, paraît-il ?
– Certaines se défendraient encore mieux si votre protégé ne s’était pas trompé dans les doses et dans les clients. J’ai été contraint de vous envoyer deux filles. Bertrand a donné une drogue destinée à des clients mâles à deux de mes walkyries et pour se rattraper, il leur a donné une double dose… Un excitant sexuel qu’il a baptisé Aphrosup. Je sais que vous vous êtes occupé d’elles. Avez-vous pu les récupérer ?
– Ne craignez rien, elles sont vivantes.
– Je me fous de savoir si elles sont vivantes. Je veux qu’elles ne se baladent pas dans la nature en allant crier sur les toits des histoires qui n’intéressent que nous.
– Pas de problème, leur état d’hébétude est tel que j’ai décidé de les utiliser pour d’autres expériences. L’A.D.O.S., vous vous rappelez ? Je prélèverai certains organes et quel meilleur choix que ces filles en matière d’autonomie d’organes sensoriels ? Ma collaboratrice, Pascale Mercier voudrait filmer une parade nuptiale, grandeur nature.
– Vous faites ce que vous voulez mais, à l’avenir, évitez de laisser traîner des filles disséquées. Rien ne doit filtrer… et les P.M.E. psychotiques ?
– Ah ! Vous vous souvenez de mes projets, dit le docteur avec une satisfaction qui inonda sa physionomie. Des idées folles réalisées par des fous… ça fait rêver. D’autant que c’est avec des idées séduisantes comme cela que l’on relance l’économie…
Par Thor ce binoclard est un rat. Il ronge les gens. Il creuse des galeries dans l’esprit… et, si je ne l’écrase pas avant, il essayera de me ronger le cerveau aussi…
B.de B. émerge :
– Moi, je mets de l’argent dans cette affaire et je continue à donner un coup de pouce chimique.
– Pour l’argent nous verrons plus tard. Quant à la chimie, je vous demanderai de ne plus rien faire pour le moment, Bertrand. Figurez-vous que j’ai mis la main sur un homme fasciné par les requins. Nous l’appellerons, pour les facilités de la conversation, l’homme requin. Cet homme avait cultivé son appréhension des champs électromagnétiques. En fait, il possédait des glandes en tout point semblables aux ampoules de Lorenzini. Ce sont des tubes, situés près des yeux, qui pendant longtemps furent confondus avec des récepteurs bathymétriques et thermiques. C’est grâce à ces fameuses ampoules de Lorenzini que se fait l’électroréception chez le requin. C’est la première fois que l’on en découvre chez l’homme. Découverte extraordinaire. L’homme requin avait, grâce à son identification au squale, développé des ampoules de Lorenzini. Vous réalisez l’importance de cette découverte ?
On enterrait des gens, on les cachait dans des placards, on les emmurait, on lâchait l’homme requin ; cet animal arrivait toujours à les retrouver. Le problème est arrivé après la médication apportée par B.de B. L’homme requin les dévorait. Après votre intervention Bertrand… le docteur se tourne vers B.de B, vous lui aviez donné un excitant bénin, soit disant. Il a à moitié dévoré le facteur qui nous apportait un colis. Et la concierge en voulant sauver l’agent des P et T a presque perdu un bras…
B.de B., qui se repasse le film avec une expression béate, dit dans un filet de voix :
– Comme cela l’identification était presque totale. Il était devenu un vrai squale.
Le Dr D. le coupe tout de suite, un rien énervé :
– Mis à part qu’il ne savait pas nager et que lorsqu’il nous a échappé pour se jeter dans l’étang du parc, il a failli se noyer… on l’a repêché de justesse.
Imperturbable, Sandor lâche sans desserrer les lèvres ;
– Et pour le bouche à bouche, vous avez trouvé quoi ?
– Très drôle. On a réussi à le sortir d’affaire, mais il est vrai que ces problèmes d’identification sont fascinants. L’homme requin s’appelle… je ne devrais pas vous le dire, car comme vous le savez, je suis lié au secret professionnel. Je vais vous mettre sur la piste, c’est un nom de requin… c’est presque trop facile.
C’est incroyable, comme ce style de pitrerie, dès qu’il s’agit de deviner, attire toujours l’attention des plus fats…
– Mako, dit B.de B.
– Le nom est déjà pris, répond le docteur.
– Marteau, dit Sandor, il y aurait une adéquation.
– Non, ce serait trop beau, dit le docteur.
– Tigre, alors.
– Encore raté, mais vous brûlez.
– BLANC.
– Gagné, Sandor ! Vous y êtes. C’est curieux comme on ne pense jamais à ce qui vous crève les yeux.
– Tuez-le, ce monsieur Blanc ! ”
– Et pourquoi, monsieur Walala ?
– Pour la bonne raison que le retour à l’instinct animal chez l’homme ne peut se faire que sur un mode magique et conscient ou alors après un entraînement du type de celui que reçoivent les soldats spécialisés dans les meurtres… et généralement on se débarrasse de ces gens après les avoir utilisés. Votre monsieur Blanc est une curiosité de la nature parfaitement inutile… une bête de foire scientifique dangereuse et inutile.
– Inutile, je ne crois pas à partir du moment où cet homme a réussi à dégager ce potentiel. Si lui n’est pas capable de l’utiliser, moi, je l’utiliserai. Car, croyez-moi, monsieur Blanc m’est tout dévoué. Je vous le présenterai, si vous insistez. Il est excité le bouffi…
– Si ce monsieur Blanc représente autre chose que l’un de ces gadgets humains dont vous vous gargarisez. J’aurai bien sûr du temps à lui accorder, s’il rentre dans l’un ou l’autre des grands projets.
– Il rentrera certainement, Sandor, et croyez moi c’est un projet qui m’est cher, aussi bien qu’à vous. Il rentrera dans ce que nous lancerons avec la signature N8 : les challenges du crime…
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Installé à la permanence de cette brigade des mœurs où elle s’étiolait, Florence Moskin écoutait un enregistrement pirate de Sandor. Sefilo déprimé qui rentrait dans le bureau tendit l’oreille. La mélodie envoûtante avait des accents poignants. La cora électrifiée soulignait une voix de preacher qui annonçait la venue d’un chien dressé pour s’attaquer aux astres. Le soleil allait bientôt être croqué…
– Le type qui chante, c’est pas notre cousin qu’on a serré y’a quelques années ? Il en sait des choses…
– L’avenir est aux indics mon chéri… surtout dans cette taule !
Florence se plongea dans le maniement du radio-cassette.
– On fait les délicats assis sur notre tas de merde. Mais depuis combien de temps est-on capable de penser et que pense-t-on vraiment, sinon par presse interposée ?
– C’est la tentation des violons. Sefilo, tu t’écoutes trop parler.
– Non, chérie, c’est la sénilité. On vieillit vite dans ce métier. J’avais opté pour la mégalomanie quand j’étais plus jeune. J’aurais dû continuer, mais le pays ne s’y prête pas. Nous ne sommes pas dans un pays neuf. On ne fait plus que du ravalement… Florence fit taire Sefilo en prenant sa bouche dans la sienne. Celui-ci ne se fit pas prier longtemps pour répondre à son baiser. Du petit transistor posé sur le bureau, une mélodie s’échappa. Un jus sirupeux leur lava les oreilles. Une voix s’éleva au milieu d’une rythmique déguisée en bain moussant.
Whirlpool groove für alles. Ce tube avait trouvé dans l’électroménager des accents qui manquaient encore à la techno-fusion.
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Lors d’une soirée privée où les esprits bien-pensants s’ouvraient aux idées nouvelles, un caviar qui sentait bon la mer Caspienne s’étalait sur des toasts en couche épaisse. La place des Vosges offrait, du balcon de ce luxueux appartement, la stricte ordonnance de son jardin cerné par les arcades. Les ombres de Saint-Mars et de Thou croisaient le fer devant le fantôme de Richelieu. D’anciens ministres de la Culture qui écrivaient des livres qu’ils ne lisaient jamais, parlaient de livres qu’ils aimeraient enfin écrire. Les sourires étaient travaillés, les toilettes élégantes et décontrac. Quand un son électrique articulé par une pédale wha-wha fit vibrer les cordes de la cora, l’éventail de filles s’ouvrit autour de Sandor Walala, sa voix puissante se fit plus présente et se posa d’un coup, claire. En contrepoint de la voix grave et mélancolique de Sandor, les filles faisaient bouger leurs chevelures frémissantes qui ondulaient du beau blond au brun le plus foncé, tandis que leurs pieds frappaient en cadence un rythme de pulsation cardiaque. La mélopée prenait de l’essor, enveloppant les esprits… La pièce fut déchirée par un éclair, tout sembla voler en éclat. Au vacarme de l’explosion succéda la stridence d’un ampli dont les larsens vrillaient les tympans. L’obscurité survenue à la suite de l’explosion avait propulsé bon nombre d’invités vers la sortie et le comportement hystérique de certains se calmait peu à peu à l’air libre. La bousculade passée, on put constater les dégâts. A part le buffet renversé, les petits fours sur le parquet et les quelques verres brisés, on ne pouvait guère deviner ce qui s’était passé, si ce n’était, à l’endroit où se tenait Sandor Walala, sous un instrument à cordes éventré, un tapis brûlé par l’explosion. La cora du viking noir avait été piégée… Des ambulances venaient d’évacuer Sandor et deux jeunes femmes qui faisaient partie du show. Les jeunes femmes souffraient de commotions légères. L’état de Sandor était un mystère. Le lendemain le bruit courut qu’il avait été blessé à la tête et qu’il était dans le coma… Tout le monde parlait de l’attentat qui avait empêché Sandor Walala d’exprimer son oracle.
Des mauvaises langues laissèrent entendre que cet attentat n’était qu’un court-circuit qui avait fait disjoncter Sandor… on parla d’une organisation nommé N8 qui avait voulu régler un compte…
Sandor Walala échappa à son groupe de proches, était-il encore vivant, blessé ? Même B.de B. n’en savait rien. A partir de cette époque, personne ne comprit plus comment N8 fonctionnait. Invisible pendant tout l’hiver qui suivit, il réapparut l’année suivante. Était-ce un comparse ? B.de B. qui avait tiré un trait sur le viking noir dut se rendre à l’évidence, Sandor était de retour. Précis et déterminé plus que jamais. Disparaître, était une habitude que Sandor avait prise depuis longtemps déjà. Avec cet attentat, sa disparition avait pris une autre signification. Si ses départs sans laisser d’adresse avaient jadis ressemblé à des fuites, son retour gagna une aura magique.
La première apparition publique de Sandor eut lieu à Barbès. Sépulcral. Vêtu d’une ample tenue blanche taillée dans un drap. Il ne passa pas inaperçu. Un petit groupe le suivit. Bientôt une foule l’accompagna. À dix mètres devant, Sandor marchait imperturbable. En quelques minutes, un millier de personnes formèrent un bouchon qui bloqua le boulevard Barbès. Il se retourna vers cette foule étonnamment silencieuse et, la main levée, traça dans l’espace le signe de la foudre avant de monter le plus calmement du monde dans une voiture qui l’attendait.
Nul ne sut jamais si cet attentat avait été arrangé… c’était fort possible. Sandor sut en tirer son bénéfice. Grâce à cette explosion, il avait maintenant une dimension messianique. Il en joua spécialement auprès de certain groupes ésotériques. Il reprenait doucement en main certain quartier du nord de Paris où le surnaturel avait pris l’habitude de se traiter sans lui.
Quelques jours plus tard, à la clinique du Dr D, Sandor croisa Pascale Marquet, la fameuse assistante du docteur qui travaillait sur l’autonomie des organes sensoriels, l’ADOS. Ce ne fut pas une véritable présentation, ils n’eurent même pas le temps de se parler. Juste un échange de regards où Sandor, qui s’y connaissait, vit deux bouées de sauvetage qui flottaient dans un visage pathétiquement beau. Peu enclin à la compassion, c’est avec un profond étonnement qu’il reçut ce S.O.S. Sandor fut très impressionné par cette jeune femme. Les questions qu’il posa au toubib tombèrent à plat. Il insista.
– Faites-moi rencontrer cette femme.
– Pourquoi voulez-vous la rencontrer ?
– Elle sait. Elle a vu. Elle est comme moi…
– Non, rien à voir avec elle. Sandor, c’est un autre monde. Vous ne pouvez pas y rentrer.
– Que fait-elle ?
– Disons qu’elle est spécialisée dans le service après-vente, la pièce détachée…
– Je peux lui apporter quelque chose…
– Teu, teu, teu ! Pour la séduire Sandor, l’important n’est pas d’avoir une grosse bite. Ce qui compte, c’est de pouvoir s’en détacher…
Par la suite, Sandor Walala tomba sur une cassette qui traînait sur le bureau du docteur. Par curiosité il l’enclencha sur le magnétoscope du bureau. Surpris, puis interloqué, il assista à une animation incroyable. Une copulation de sexes masculins et féminins parfaitement dépourvus de corps. Il était tombé sur le programme A.D.O.S. (Autonomie des organes sensoriels).
Sandor regardait ces images quand le Dr D., fronçant les sourcils rentra dans le bureau.
– Vous regardez le film réalisé par Pascale, la fille qui vous a tapé dans l’œil l’autre jour.
– Joli trucage, cette fille travaille dans les effets spéciaux ?
– Oui, si l’on veut sauf qu’elle n’a plus besoin de trucage.
– Qu’est-ce que vous voulez dire ?
– C’est notre arme secrète. Elle libère le corps humain. Elle déclenche une véritable guérilla à l’intérieur de l’organisme. Elle donne l’indépendance aux organes. C’est la lutte finale, dit le docteur en chantonnant.
– Je veux cette fille.
– Impossible !
– Pourquoi ?
– Elle n’appartient à personne, elle ne s’appartient déjà plus.
Un mois après cette conversation d’ordre tout à fait privé, Pascale Marquet décédait des suites de blessures multiples consécutives à son arrestation dans des circonstances particulièrement troubles. En effet l’enquête, qui faute de preuve n’a jamais vraiment abouti, n’a pas non plus établi de rapport entre Pascale Marquet et les autres crimes dont elle était soupçonnée. D’autant que les principaux dossiers avaient disparu. Ils avaient montré une face cachée de travaux scientifiques tout à fait extravagants. Où était la réalité, où commençait la mystification ? … qui aurait pu dire ce qui s’était réellement passé ? Une seule chose était à retenir, peut-être, cette affaire avait profité de complicités internes…
Fouks tenait dans sa main un vieux numéro de Samdimanche. Août 2003. L’article concluait ainsi l’affaire :
Une mystérieuse histoire dans laquelle des médecins auraient été assassinés de façon horrible a entraîné la police dans une affaire de manipulation médicale. Des organes humains trafiqués ont été découverts. La police se perd en conjectures. La personnalité de certains médecins mêlés à cette affaire aussi étrange que morbide a laissé un profond malaise au sein de la profession médicale. Le commissaire Mathieu, qui a dirigé l’enquête, n’a pas daigné répondre à nos questions. Un hangar-laboratoire, véritable musée des horreurs a pourtant été découvert… malgré toutes les questions qui se posent, il semblerait que l’affaire ait été étouffée. Que se cache-t-il vraiment derrière toutes ces monstruosités ? La censure que l’on croyait d’un autre âge s’est-elle imposée pour cacher au public un scandale dont la véritable nature éclabousserait encore notre politique de la santé déjà bien malade ? Toutes ces interrogations laissent entrevoir la fragilité d’un système où il n’y a plus aucun responsable et où les crimes abominables restent impunis. P.J.* *Voir « Les dents de la Joconde ». |
Fouks découpa l’article. La silhouette du Dr D. entr’aperçue à la fin d’une autre enquête traversa furtivement son esprit. Il y avait du vrai là-dedans, pensa-t-il, et c’était fichtrement dur à avaler.
Sur ces entrefaites, la poussée économique et ses festivités nordiques avaient bousculé tout le monde, l’heure était à l’ivresse dans cette Europe qui se voulait neuve. Après d’âpres luttes l’Euro avait eu gain de cause. Cela profitait à la criminalité comme ailleurs. N8 apparaissait un peu partout sur le continent européen, considéré comme une secte ésotérique qui faisait tourner le web comme d’autres faisaient tourner les tables, mais qu’importait le support face à la magie… N8 n’inquiétait pas plus que cela les autorités. Les faux-monnayeurs avaient fait un tabac et le public ne savait pas tout. Le passage à la monnaie unique n’avait pas été une partie de plaisir pour les services de police. Qui plus est, la concertation entre les différents pays était loin d’être évidente. Plusieurs organisations criminelles techniquement très au point en profitaient, alors une secte de fêlés de plus… Dans son nouveau service, Fouks avait plus que jamais l’impression d’être isolé. Entre la traque aux Serial Killers Biélorusses, les nouveaux terroristes et les nouvelles donnes en matière de trafic, les flics ne savaient plus où donner de la tête. Après quelques mois d’adaptation Fouks s’était rendu compte que la police informatique ne l’intéressait pas. Les hackers visitaient régulièrement ses fichiers professionnels. On nageait dans les Z. et les smileys. Lorsque l’on cherchait des serveurs indélicats, on se heurtait toujours à la même évidence. (:-§) Un cybercafé ou un hôtel. De temps en temps un crétin proposait des photos de cul montrant des mineurs… le mythe Internet faisait ses preuves dans un sens comme dans l’autre et chez certains la perversion et l’incompétence se confondaient souvent avec la technologie. Fouks avait démantelé un trafic d’armes avec les Balkans et quelques affaires de stupéfiants pour mériter son salaire, mais le cœur n’y était plus. N8, se cachant derrière la vague nordique, apparaissait bien comme une vitrine… produits bios, runes, talismans et cris primaux. Sous cette vague, il y avait une activité particulièrement venimeuse qui s’agitait. Le policier Fouks en était sûr. Il attendait son heure, sachant que, tôt ou tard, N8 se présenterait sans fard. Luttant contre la déprime, il se préparait.
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Sandor avait complètement disparu depuis plusieurs mois. Il fuyait ce dernier hiver, coupé de tout dans une chambre d’hôtel de la banlieue de Paris… il n’avait pas réussi à aller plus loin. Il appela B.de B. Il avait besoin d’argent, d’aide.
– J’ai bien assez d’un œil pour voir le monde, l’autre est dans ma tête. Répétait-il inlassablement face au petit miroir de la salle de bain.
Il s’était déjà attaqué à cette opération, mais sans conviction. Les quelques blessures qu’il s’était infligé en Scandinavie passèrent pour des accidents dus à l’abus d’alcool. Là, dans cet hôtel sordide, il s’était bel et bien arraché un œil. Le noir. L’hiver. La lecture de Vitalis, l’historien médiéval normand l’avait achevé. Un autre hiver. Il avait l’impression que toute sa vie le renvoyait vers l’hiver. Du lavabo constellé de coulures sanguinolentes où le globe oculaire louchait vers le siphon, il se traîna vers le lit et s’allongea. Cet œil, il aurait aimé l’offrir à cette fille, Pascale Marquet. La souffrance était intense. Le froid brûlant lui rentrait dans la tête. Une tempête lui broyait le crâne. La glace. Il devait lutter contre ces pointes acérées. Il tombait. La taie d’oreiller sur laquelle sa tête dodelinait de gauche à droite était rouge. Sandor se releva sur les coudes dans un effort qui lui arracha un cri. Il entendait un lourd silence humain bouffé par le murmure des choses, même si les moteurs de voitures ronronnaient, si ces mots qu’il avait appris dans toutes ces langues différentes s’associaient encore entre eux, si le tintement d’une fourchette contre un verre résonnait dans son oreille. Un rêve. Il s’en étonna. Il avait fait partie de ces bruits, son cœur se dirigeait maintenant vers le silence. Comme dans un songe, il revit ce marché avec ces grosses noires qui éclairaient leurs corps de tissus multicolores. Les odeurs de poisson, de viandes âcres qui tournaient dans ses narines. Les cris étaient légers, comme des herbes. Encadrée par ce premier plan, tout près de lui, une palme bougeait doucement son ombre dans le vent. Il vit des runes tombées en pluie sur le sol rouge. Tout ce sang. La lumière rouge du soleil d’Odin avait réduit les cauris à une enveloppe vide. Les coquillages lavés de la terre par le sang du viking noir étaient dorénavant tournés vers le soleil. Il n’y avait plus que les runes. Les autres voix n’allaient plus interférer, elles disparaîtraient… c’est tout du moins ce qu’il pensait avant de perdre connaissance.
B.de B. trouva Sandor. Il donna un coup de fil au Dr D. et l’emmena d’urgence et dans la plus grande discrétion dans une clinique privée. Il y reçut les premiers soins. Une infirmière écoutait un vieux hit de Michael Jackson. Thriller. Ça grésillait sur le walkman. Sandor sourit, ce qui actionna ses zygomatiques, provoquant à nouveau l’hémorragie.
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Fouks trouva un email qui ne lui laissa aucun doute. N8 réapparaissait. N8 lui avait attribué une rune qui correspondait à son parcours professionnel, à sa personnalité, son “ karma ”. Suivait un curriculum vitae qu’il ne pouvait renier dans lequel il trouva les principales affaires criminelles auxquelles il avait prêté son concours. On trouvait bien entendu l’affaire des pigeons et l’affaire Marquet. Mais il trouva également le titre du seul livre qu’il n’ait jamais publié, “ La stratégie de l’angle mort ”, petit opuscule produit dans un moment de jeunesse où la balistique trinquait avec la métaphysique. Dans le email la formulation était la suivante : dans les affaires criminelles que vous avez brillamment élucidées. Fouks avait toutes les folies, mais il n’était pas mégalo et il était loin d’être imbu de lui-même. S’il était d’abord un sceptique doué d’un cerveau aux fines capacités analytiques, Fouks savait surtout qu’il faisait partie d’une équipe et que c’était au sein de celle-ci que les affaires s’élucidaient généralement d’elles-mêmes… le texte se terminait par : nous serions très honorés de rencontrer l’auteur de “ La stratégie de l’angle mort ”, et le créateur génial du logiciel d’“Interférences criminelles ”. Comment connaissait-il ce logiciel ? Il était pourtant le seul à l’utiliser…Visiblement, on voulait le faire mousser, mais avait-on vraiment lu son livre ? Il avait de sérieux doutes pour la bonne raison que chaque fois, et c’était plus souvent qu’à l’occasion, il lui prenait la sinistre idée de le relire… il était toujours consterné par la difficulté de l’entreprise. N8 voulait le rencontrer et lui enseigner comment faire épanouir son moi runique… Les runes, il connaissait, il se souvenait bien de celle qu’il avait trouvée sur le col d’une veste d’uniforme… Il était gamin. Ce ne pouvait être que la veste de Zorro. Les Z à l’envers le prouvaient, Zorro était dyslexique. Puis il avait trouvé une photo représentant un soldat en uniforme noir juché sur un char, elle avait été prise en Alsace en 1943. Il y avait toujours la rune, une espèce de double Z toujours à l’envers, cinglant l’écusson d’un fanion. Le soldat, c’était son père. Un Alsacien devenu brutalement allemand qui fit partie des milliers de “ malgré eux ”. Raymond Fouks se retrouva dans la Wehrmacht, puis Unterscharführer dans une division de panzer de la Waffen S.S. en route vers la Russie. Fouks avait préféré oublier le nom de la division, mais n’avait pas oublié la signature. Le double Zorro inversé dans l’histoire de l’ignominie. Cette rune avait pour nom Sigel, symbolisait le soleil. Elle représentait la victoire… et c’était cette rune que N8 lui avait attribuée. On savait décidément beaucoup de choses chez N8 !
Fouks n’était pas innocent, il savait mieux que personne que la traque qui l’excitait le plus était la sienne, celle qui le mettait en face de ses propres démons… Alors il irait voir ces enfoirés de N8, mais, avant, il aurait une petite discussion avec un vieux pote qui jadis avait joué les fachos. Il sortit de chez lui et se dirigea vers le RER, puis changea d’avis, revint sur ses pas, rentra chez lui, chercha dans sa bibliothèque, et mit “ La stratégie de l’angle mort ” dans sa poche. Fermement décidé à comprendre enfin ce qu’il avait bien voulu dire dans son livre, il partit, convaincu au moins d’avoir un peu de lecture jusqu’à Palaiseau.
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Les petites balades à Palaiseau étaient loin d’enchanter l’inspecteur principal Fouks, mais elles faisaient partie des exigences et des rituels qui accompagnaient la vieille amitié qu’il avait pour Le Gallo. Le Gallo, aujourd’hui à la retraite, avait été une grande figure du 36. Plusieurs fois rappelé à l’ordre, mal noté par ses supérieurs, bouc émissaire de tous les nouveaux directeurs (heureusement, ils ne sont nouveaux qu’un temps !), il avait réussi une carrière obscure où son humour n’avait jamais été que l’écho de son manque de réussite. Les jeux de mots en trompe l’œil cachaient une âme à vif. Ce Breton qui ignorait la mer était connu pour son obstination. Son départ du service avait laissé un vide, au point que, de temps à autre, on faisait appel à lui. L’ancienne école s’avérait irremplaçable et comme le disait le patron, “ c’était le meilleur de tous les mauvais éléments ”.
C’est ce mauvais esprit que Fouks venait rencontrer, il en avait soupé de toutes ces histoires moralisatrices, ces réformes de la police. Le budget, il le voyait tous les jours diminuer un peu plus et on avait le culot de les envoyer en stage pour réfléchir sur les relations qu’impliquait leur métier avec le citoyen. A chaque fois qu’il sortait sa plaque, il était toujours surpris de trouver Marianne encore dessus. Marianne les faisait tous cocus. Les restrictions de budget s’accordaient mal avec les ors, les lauriers et les roses… la dernière République pouvait aller se déshabiller au magasin des accessoires… Tout ce fatras lui semblait tellement désuet… parfois il enviait son collègue Fred. Un pur Beur de la deuxième génération. Lieutenant maintenant. Il avait imposé sa légitimité. C’était un bon flic. Même Le Gallo le reconnaissait. Le Gallo avait perdu sa jeunesse et la guerre d’Algérie, il y avait très longtemps, et un jour, c’était hier, il avait vu Fred débarquer dans le service avec son Rap et Tutti Quanti… c’était pas sur le plan culturel que ça avait tilté. Le Gallo, son truc c’était Victor Hugo, la musique, il était sourd… Non ce qui lui était resté, en travers de la gorge : la guerre d’Algérie, Fred, il en avait rien à battre. Cela rentrait parfaitement dans cette logique de “ La stratégie de l’angle mort ”. Redéfinir les cibles, sous peine de tirer sur des fantômes. On compte jusqu’à trois et on change la perspective. Les historiens sont les maîtres de l’embrouille ! C’était une question qu’il se souvenait avoir abordée dans le livre qu’il avait sur ses genoux. Quand le train rentra en quai, c’était l’arrêt Palaiseau. Il prit garde de ne pas abîmer la couverture usée en remettant le bouquin dans sa poche et descendit à la rencontre de son ami Le Gallo.
Le Gallo était sur la passerelle, pinceau dans une main, l’aquarelle dans l’autre, en train d’immortaliser “ le retour des banlieusards ”. Fidèle à son goût pour le dix-neuvième siècle il avait d’abord vu la grande fresque tragique, le passage de l’abbé Résina des chômeurs. Victor Hugo lui soufflait les grimaces ou “ Les dernières cartouches ” de l’économie, il plagierait Detaille… mais il fallait bien être réaliste, même si la crise frappait ici comme ailleurs, le climat général ignorait la misère et les quelques S.D.F. qu’il croisait n’avaient rien à voir avec un sujet qu’il voulait allégorique… et surtout sa technique picturale ne suivait pas, il avait bien fallu qu’il se rende compte que c’était lui qui n’était pas à la hauteur. Alors, en attendant ces jours sinistres, il prenait des cours de dessin, le soir dans un atelier et il avait troqué le glorieux pour le transparent. Le Gallo avait découvert l’abstraction sociale. Une transparence qui dérivait de Paris à la façon des pollutions. Le Gallo avait ses couleurs : gris pollution niveau 1, 2, et alerte rouge. Vert bronchite. Bleu gueule de bois. Son vieil atavisme breton lui avait soufflé cette gamme d’huître qui se fondait parfaitement dans l’Île-de-France.
– Attends 2 minutes, je repasse un jus et on y va… J’te demande pas ton avis, t’es toujours aveugle.
– T’as tort… justement, j’trouve que tu progresses… c’est plus gai, tu vois, ça fait penser aux naïfs… haïtiens, en plus abstrait bien sûr. C’est même comment dire… original. Ouais, c’est pas commun, t’as changé de style depuis la dernière fois ?
– Connard ! Viens, on y va.
Ils marchèrent côte à côte en silence. Ils grimpèrent quelques rues étroites sans croiser grand monde. Le parc était désert, des feuilles volaient autour d’eux. Le maigre soleil d’octobre soulignait leurs silhouettes, agrandissant leurs ombres.
– Tu te souviens quand je suis venu te voir après ton départ du 36. Tu venais de te mettre à l’aquarelle…
– Si j’m’en souviens, tu rigoles, j’aurais jamais dû t’écouter… tu sais que ma jambe me fait toujours souffrir depuis qu’cette folle m’a filé un coup de couteau !
– C’est pas la folle, c’est l’âge. Pense que tu aurais pu te casser une jambe… t’as eu une sacrée chance.
– Je te rappelle que tu m’avais sournoisement appâté avec des visites aux médecins. Je bénéficierais alors de soins gratuits…tu parles, des charlatans ! Pour finir j’me trouve nez à nez avec Miss Psychose. J’boite encore un peu.
– Arrête de te plaindre, on dirait un vieux…
– Mmmmouais, en tout cas, ce coup ci, pas de propositions malhonnêtes. Rentre !
Le Gallo laissa passer Fouks devant lui. Après avoir grimpé quelques marches ils rentrèrent dans le studio de Le Gallo. Installé dans un ensemble moderne au milieu d’un parc, il dominait une petite vallée. Seul ennui, les avions qui n’arrêtaient pas de tourner dans le ciel, laissaient traîner au fond des oreilles un éternel bourdonnement. Mais après la gare de RER, l’aérogare était le sujet qui excitait le plus l’aquarelliste qu’était devenu Le Gallo.
– Alors raconte, qu’est-ce qui t’amène ? T’as des emmerdes ? Sinon tu ne te taperais pas la balade en RER pour venir me voir. Le Gallo tira doucement sur le livre qui dépassait de la poche de Fouks et aperçut “ La stratégie de l’angle mort ”. Et, en plus, tu te relis, mauvais signe… tu dois être bien bas, mon pauvre vieux, tu t’es remis aux neuroleptiques, au Prozac ?
– Arrête tes vannes, sinon je bois un verre par pure politesse, je n’ai pas soif, et je m’en vais sans rien dire…
– Tu ferais ça à un vieil ami ? Non, j’te crois pas… t’en serais bien capable après tout, mais tu m’en voudrais tellement que je préfère que tu t’allonges. Alors ces emmerdes, c’est quoi ?
Fouks raconta l’aigle de sang de Rouen, fit le détour par la Suède, puis repassa par celui de la porte St Denis, enchaîna sur le pigeon chargé d’aiguilles qui avait explosé sous le petit pont, pour conclure par la grève du zèle et la photo de Fred publié dans un canard. Le clou de son petit exposé étant bien sûr N8 et son email. Il montra la lettre à Le Gallo qui la lut. Après un temps d’hésitation, comme si l’ancien inspecteur chassait une idée, il la rendit à Fouks en lui disant :
– C’est pas signé, qui te dit que c’est N8 ?
– Mais c’est eux, ils viennent de prendre contact avec moi.
– Y’a des chances que tu aies raison, depuis le temps que tu tournes autour d’eux, ça devait arriver. T’y vas pas, t’es cuit. Tu t’en remettras pas. T’y vas, t’as toutes les chances d’y rester. La mode viking s’est transformée en déferlante. Tout craque. Les fachos sont infiltrés partout et je peux t’en toucher quelques mots, je sais de quoi je parle. J’en viens. La maison n’est plus sûre, la police est beaucoup plus infiltrée que tu ne le penses. Je parle pas du service de notre commissaire Mathieu, mais des autres. Un ami m’a remis le rapport d’un magistrat qui avait fait une enquête sur la Nuit. Édifiant ! Ouais, t’es pas le seul.
– T’as remarqué ?
– J’ai remarqué autre chose, “ ces affaires criminelles que vous avez brillamment élucidées ”. Les gens qui t’envoient ça, se foutent carrément de ta gueule avec leur imaille… Soyons sérieux ! Ces deux affaires se sont réglées toutes seules ou presque. C’est toi qui me l’as dit. Tu sais comme moi que les affaires les plus spectaculaires se règlent toujours d’une manière ou d’une autre et tant pis pour les présumées coupables. Personne ne voulait mettre le nez là-dedans et toi qui en redemande. Tu crois au hasard maintenant ? MANIPULATION. On remet ça, ou plutôt, vous remettez ça avec les aigles de sang. Mathieu a gagné de l’importance et la Brigade s’est spécialisé en cette sorte d’affaire…qui s’en plaindrait ? Pas Mathieu ! La manipulation a toujours un prix.
– Tu déconnes…
– Bien sûr qu’on a été manipulé. Fred s’est fait baiser par un photographe, c’est pas un hasard non plus. A la brigade c’est lui qui s’infiltre le mieux. Faut dire qu’il a la gueule de l’emploi…
– Dis donc Le Gallo, t’en sais des choses… tout le Quai des Orfèvres vient se confesser chez toi ?
– J’ai gardé des relations à gauche et surtout à droite. Tu sais, ce qui se passe actuellement ne plaît à personne. Tout le monde a la trouille. Les directives sont floues, les ordres contradictoires. Ces derniers temps, le présent joue avec une mode irrespirable, on en est tous plus ou moins dupes. Les grands basketteurs blacks sont devenus des grands rameurs blonds. Dans peu de temps tout ce qui ne sera pas à la mode sera à fusiller. On est parti dans la chasse à la légende. C’est pas plus fort que la chasse aux sorcières, c’est plus vicelard… on va louer bonbon les angles morts. Tu devrais rééditer ton bouquin ! Comment expliquer à tous ces cons qu’il y a quelque chose derrière tout ce foutoir ? Ils veulent du slogan en forme de look. Il faut bien qu’ils se déguisent, qu’ils trouvent de nouveau héros, une nouvelle manière de s’ennuyer…
– Arrête ton char, ton aigreur t’emporte…
– Non mon vieux, la faillite des politiques, et Dieu sait si j’ai eu à m’en plaindre, ceux du service ont toujours voulu ma peau, a entraîné une autre faillite, celle des idées. Et nous, dont le métier est de chercher la vérité, j’ai pas dit des idées j’ai dit la vérité, on est devenu gênant. On s’est retrouvé comme des cons en face du combien ça vaut. La bonne vieille valeur marchande des coupables. Les magouilles ont inondé tout le paysage… et les politiques, mon vieux, après avoir été à la pêche aux voix, sont maintenant à la pêche aux légendes.
– T’es un sacré conteur Le Gallo, tu sais !
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Le retour en RER fut entièrement occulté par un article qui tomba sous les yeux de Fouks. La stratégie de l’angle mort resta bien coincée dans la poche de sa veste. Un Samdimanche en date du mois d’octobre 2005 offrait ses colonnes à la curiosité de l’inspecteur, avec un titre prometteur :
LES SQUARREUX. Ce n’est pas sans un certain étonnement que nous avons vu les bois et les forêts de nos régions, puis les squares de nos villes, se retrouver investis par des bandes organisées. Qui sont ces hommes, ces femmes et ces enfants ? Le phénomène a pris une telle ampleur que des organismes officiels tels que la Mairie de Paris se sont penchés sur ces “ squarreux ”, qui d’épiphénomènes sont devenus phénomène national. L’idée, fort simple au départ, qui s’est développée à une vitesse surprenante, est la suivante : autour d’un espace vert un petit groupe humain marginalisé par la crise de la société industrielle reforme une famille, puis ces familles s’organisent en village. De national, ce mouvement est devenu européen. Notre pays fécond en idées nouvelles, après avoir exporté la révolution, retrouve une des idées premières de l’homme : la famille. C’est le résultat d’une étude commandée à des sociologues et des ethnologues publiée aujourd’hui par la Ville de Paris. Il faut se rendre à cette évidence. Tous ces êtres ballottés par la pauvreté, les S.D.F., Rmistes, et autres chômeurs en fin de droits se sont organisés autour d’une nouvelle cellule familiale avec des règles strictes qui différencient les femmes des hommes, qui retrouvent une éducation pour les enfants ainsi que le culte des morts. Il est tout à fait étonnant de constater ces efforts et de voir ce que ces gens arrivent à faire en terme d’éducation, alors que nous avons par la force des choses, sous le couvert d’institutions inadaptées, été habitués à oublier ce que le mot Education signifie. Ces enfants sont propres, polis, s’adressent avec respect aux adultes, autre mot aujourd’hui en voie de disparition. Un coin de jardin leur est échu et, avec l’aide de leur mère, ils le cultivent. Car c’est là, le point fort. Les enfants sont au contact de leur mère. Et lorsque leur mère est occupée, la famille s’élargit à une autre mère ou quelqu’un du village qui prend l’enfant en charge. Tandis que leur père vaque à des tâches plus dures, protection du square village ou du coin de bois qu’il leur est cédé actuellement par les municipalités. En effet les squarreux maintiennent les espaces verts dans un état tout à fait décent. Les allées sont entretenues. Leur campement est propre et s’ils brûlent un ordinateur et quelques téléphones portables toutes les semaines pour rendre un nouveau culte à un de leurs dieux, ce lieu est redevenu public et fréquentable. On oublie trop facilement qu’il y a quelque temps, ces lieux publics étaient réservés à des règlements de compte ou le terrain d’expression de lutte sanglante entre blackrenois. Le bon sens et les connaissances de terrain de ces squarreux en font des interlocuteurs intéressants, voire judicieux dans tout un tas de domaines basiques aujourd’hui disparus (Adeptes du bricolage et de la couture, ils pratiquent également la télépathie…). Il est tout à fait remarquable de voir que c’est une initiative de la Ville de Paris qui a permis de mettre un point d’orgue aux harcèlements permanents que les autorités leur imposaient. Sans les Squarreux, la famille aurait peut-être alors disparu… A visiter : le square du Temple avec son village sur pilotis est devenu un endroit pittoresque où l’on peut se promener en toute tranquillité. Il est de bon ton toutefois d’apporter de la nourriture et des vêtements. Ces échanges sont toujours appréciés. Le sens de l’hospitalité et du contact humain des squarreux en a surpris plus d’un ! |
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Les Gnawas prenaient du pouvoir à Barbès. Ces chamans recherchés pour leur science avaient guéri un couple stérile. Le patron d’un couscous eut un fils, puis une fille. Ce succès explosa dans tout le quartier. On commença à rechercher ces fameux Gnawas dont les transes guérissaient bien des maux. Familiers du restaurant, ils organisaient des désenvoûtements dans l’arrière salle. Le phénomène prit de l’importance et arriva aux oreilles de Sandor. Le couscous était sur son territoire. Tous les marabouts et devins lui payaient un tribut… mais dans le cas des Gnawas, c’était beaucoup plus grave. Il semblait que, dans cette petite communauté de Barbès, les Gnawa aient pris des pouvoirs supérieurs à ceux du Viking Noir…
Sandor dut sévir :
– Qui sont ces fils d’esclaves qui osent profaner ces terres ?
Il décida d’intervenir lors de l’une de leur petite réunion dansante. Il avait un certain sens du désordre et l’on verrait bien en dernier lieu qui resterait le maître.
Il se rendit au couscous. Les chants s’entendaient de la rue. Il rentra dans l’établissement. Les gens se poussaient sur son passage. La musique s’intensifia. Le maître de cérémonie le toisa en transe. Sandor le regarda, méprisant. Le Gnawa commença à parler :
– Bête à cul, Monstre de sang, tu copules avec la mort…ah ! Le froid est partout et la malédiction te suit. Une armée de démons pèse sur nous. Il y a de grands murs de silence rempli d’images obscènes. La torture et la mort. Les signes de la guerre. Encore le froid. Tout va s’écrouler. Je ne peux plus parler…on n’entend plus rien au milieu des ruines…
– Si tu ne peux pas parler, tais toi donc.
Personne n’avait jamais osé interrompre la transe d’un Gnawa.
– Sacrilège ! cria quelqu’un.
Sandor se retourna et posant son unique œil sur celui qui venait de parler, il lui fit baisser la tête. Un murmure passa dans l’assistance.
– Ce fils d’esclave ne troublera plus longtemps la tranquillité des morts, annonça Sandor continuant à fixer le Gnawa qui hébété restait bouche ouverte, immobile. Ce dernier reprit :
– Bête à cul corne du diable… Sandor le stoppa net.
– Cesse tes vociférations et prépare toi au voyage, animal immonde. La putréfaction te gagne. Tu ne sais plus rien. Ton nez est pris par le mensonge.
Une odeur intense et désagréable avait gagné le restaurant. Un air vicié qui soulevait le cœur avait remplacé d’un coup l’odeur de friture. Un malaise gagna l’assistance. Sandor se retourna et sortit le plus naturellement du monde. Arrivé à la porte il se retourna sourit au chaman qui restait planté, immobile au milieu de la cour. La petite sonnette fixée en haut de la porte retentit, laissant vibrer une note aiguë, suspendant toutes les oreilles à son timbre, privant ad libitum tous les mortels présents de l’usage de la parole.
Hospitalisé d’urgence, le Gnawa, maître des cérémonies mourut le lendemain dans d’affreuses douleurs. La gangrène s’était soudainement emparée du corps. Une infection brutale. Les médecins furent très interloqués par deux tumeurs en forme d’ailerons qui lui sortaient du dos.
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Mathieu convoqua tout son monde au 36. Il avait réussi à reformer sa brigade, il connaissait bien ses flics. Actuellement, tout était malheureusement possible et c’était une chance d’avoir une équipe sur laquelle on pouvait à peu près compter. Il y avait du complot dans l’air. On ne pouvait être sûr de personne. Il voulait faire un point informel, qui serait le prétexte pour mettre à plat les dernières infos, envoyer Fred faire de l’infiltre en banlieue Nord et Fouks dans les milieux d’extrême droite. Mathieu appelait régulièrement Le Gallo. Le Gallo restait une ouverture sur l’âme policière et le véritable pouls de la maison, ce n’était pas le moindre paradoxe du vieux policier… Le Gallo savait beaucoup de choses, pourtant la maison changeait, et cela n’avait rien de rassurant… La gendarmerie avait toujours la sympathie du pouvoir et grignotait un terrain occupé il y a peu par la police. Les directives étaient plus floues qu’hier, ce qui n’était pas peu dire. Le carriérisme de certains n’avait plus de limite. Mathieu décida de passer son équipe à la chaude douche de l’amitié. Après quelques blagues décontractées, quelques anecdotes dont il avait le secret, il reprendrait le contact avec son équipe et c’était bien le diable s’il n’obtenait pas rapidement d’excellents résultats. Cette méthode avait fait ces preuves au golf, dont il postulait toujours la présidence… il interrompit sa rêverie, Florence Moskin était rentrée dans le bureau, suivie par les autres inspecteurs. Après les politesses d’usage, détendu, le commissaire se lança :
– Figurez-vous qu’hier soir je reçois un coup de fil chez moi, à mon domicile. On est jamais trop prudent, j’ai eu tort… la preuve. Le répondeur était branché, et malheureusement le Haut-parleur était à fond. Un timbre velouté, genre contralto passant très bien à la télé pour présenter les jeux… vulgaire. Bonne diction. Je peux vous dire qu’au point de vue sono, j’ai choisi mon répondeur téléphonique pour pouvoir l’entendre quand je suis sous la douche, c’était parfait :
C’est bien ici qu’on vend des slips Calvin Klein d’occasion… J’voudrais savoir si le tuyau est bon et si éventuellement, on peut encore les essayer ? Je lui ai répondu que le tuyau était éventé… et alors je me suis retourné devant une vingtaine d’anciens et d’anciennes de la promo l’ENA Rouget de l’Isle, parfaitement hilares. Comme chaque année, nous nous réunissons entre anciens élèves de l’ENA, et c’était mon tour de recevoir…
– Joli chef, tout le monde a cru à un super gag, intervient Fred avec des mimiques de bon élève.
– Je l’ai pensé pendant un moment. J’ai évidemment pensé à une connerie d’un copain de mon fils Aurélien. J’ai fait semblant de rien, et puis, comment dire… un malaise. J’avais personnellement une communication importante à faire à propos de mon golf… enfin j’vais certainement être élu président cette année et certains de la promo Rouget peuvent m’apporter un soutien non négligeable… un putsch soft avec les anciens, sympa, c’est l’occasion rêvée, les réunions d’anciens élèves. On était soixante-huitard dans la promo Rouget. L’impression de rajeunir, bref ! Les slips, ce n’était pas franchement le jour. Calvin Klein, c’est pas une boîte pour homosexuels ? Parce que le joyeux drille, il avait un petit air…
– Fred, Calvin Klein fait des slips de pédés ? lance Sefilo très motivé par le thème.
– Non, j’crois pas. Tu portes que ça toi, Sefilo, tu m’as dis…
– Mais, chef c’est p’t ‘être des slips de femmes.
– Ouais, j’crois pas. Paul et Lionel m’ont regardé d’un drôle d’air toute la soirée. Un doute planait… mais ce qui est gênant dans cette blague, c’est pas le trivial classique… bon… on s’y fait. Ça fait d’ailleurs rire parfois, mais le côté homo, alors là, zéro ! Ça a coincé. Parce que pour tout vous dire, Paul et Lionel, ce sont les vrais joueurs de golf de la promo, et apparemment ils forment un couple… Alors s’ils en sont, moi j’suis refait. Je ne me vois plus à la présidence du club… vu la tronche qu’ils tiraient.
– C’est des bons joueurs de golf, les pédés y paraît, ponctua Philippe Fillon histoire de dire quelque chose.
– Avec tous ces Anglais, c’est pas étonnant. Le golf c’est plutôt british ? conclut Fred.
Le reste de la réunion fût consacré aux différentes missions qui furent expédiées comme une lettre à la poste. Fred irait dans une cité qui bougeait un peu trop ces derniers temps et Fouks irait voir les N.C. (“ les nouveaux croisés ”, une secte d’allumés d’extrême droite qui voulait virer les juifs et les arabes de toute la Palestine). Florence Moskin enquêterait sur un mouvement néo-artistique nommé Pornographie et Insécurité. Il semblait que les conceptuels aient passé à l’acte. Quant aux informations, c’est à croire que tout le monde faisait de la rétention. Ils allaient se séparer quand la Smokinge qui avait joué avec l’ourlet de sa robe de bure pendant toute la réunion, lança une phrase en norois. Le grincement de sons gutturaux fit son effet : Fouks se retourna vers elle, et lui demanda si tout allait bien. La Smokinge dit qu’elle était très en forme, mais que de temps en temps, elle s’exprimait en norois. Ainsi, elle venait de dire au revoir ! Elle avait découvert depuis peu que son nom venait du vieux norois et signifiait “ reine de la bière ”. Une déformation de olking… Ça l’avait motivée pour le norois…
– Ça sonne mieux que Spaten Brau, commenta Fred intéressé par les nouvelles modes.
Peu convaincu, Sefilo demanda à la jeune femme
– Et tes cours de norois, tu commences à te débrouiller ?
– Je le lis, mais j’ai du mal à parler… c’est un peu guttural. Par contre, j’ai toujours besoin du dictionnaire…
Fred coupa sa collègue.
– Fouks, vous qui connaissez vos classiques, quelle est l’origine des mythes nordiques, ça nous permettrait peut-être d’y voir plus clair dans ces fameux crimes d’aigle de sang ?
– Je ne suis pas vraiment un spécialiste, je connais quelques généralités, qui peut-être vous éclaireront sur les mystères d’une mode que nous subissons tous. Les Ases et les Vanes forment le cœur de la mythologie viking et ils se font la guerre. Les dieux principaux sont Odin, qui en perdant un œil a acquis la connaissance. C’est lui qui a le pouvoir de lire l’avenir avec les runes. Thor est un dieu plus populaire, c’est le tonnerre, c’est également un grand buveur. Il a un marteau magique et une ceinture de force, il conduit un chariot tiré par des boucs, il affronte les géants… c’est un peu un mélange d’Hercule et de Jupiter. Hel est le dieu des enfers. Baldr est le fils d’Odin il est tué par une perfidie d’un autre dieu, Loki. C’est un dieu aux multiples facettes, de nature complexe. Loki est malin, perfide et bien entendu traître à la cause des dieux Vanes. C’est une sorte de joker qui se transforme, se déguise, réapparaît, une subtile incarnation du mal. Il doit s’entretuer à la fin du monde avec l’étrange dieu Heimdall, gardien des dieux. Car, attention, tout doit disparaître lors du ragnarqk, c’est l’hécatombe finale, elle vient après une série de trois hivers terribles et continus. Il fait glacial. Des loups affamés réapparaissent. La légende veut que le loup Fenrir rompe sa chaîne libérant une meute qui dévore le soleil et la lune. Odin, bien que préparé depuis longtemps, est également dévoré par la bête. Il a recruté dans les morts ses plus valeureux guerriers qui attendent dans le Valhöll, le Walhalla. Ils festoient, ils boivent de l’hydromel, ils se battent entre eux, se préparant ainsi à être lâchés, le moment venu dans la tourmente, le chaos, où, ils périront tous à nouveau. C’est pléthorique et absurde, donc parfaitement séducteur…
– Ça me rappelle quelque chose ce nom, Walala, pense Sefilo à haute voix subjugué par les talents de conteur de Fouks.
– Tous ces noms ont des équivalents germaniques, comme les dieux grecs avec leur équivalent romain. Odin devient Wotan pour les germains…
– Ici, c’est plutôt le dieu Abstention qui a conquis les faveurs des Gaulois…
Léger ricanement sur la vanne de Fred.
– Par contre her Cul c’est allemand…
– Ffffffui ! Lourd ! Pas de vannes racistes, Fred !
Après ce déluge d’humour, Fouks poursuivit :
– Très drôle… Wagner a relancé le débat avec les opéras. Ils puisent abondamment dans les légendes : Le Götterdämmerung, le crépuscule des dieux autrement dit, et surtout ce qui reste toujours très à la mode : La chevauchée des Walkyries. Ces charmantes jeunes femmes qui recrutent donc ces fameux braves, les einherjar, morts sur les champs de bataille et les réveillent en leur soufflant dans les bronches, c’est une image…
– Attention Fouks, l’amalgame est facile, je tiens quand même à préciser que la société viking était très avancée sur le plan social. La femme était très respectée. Elle régnait sur la maison… reprend Florence Moskin, un brin énervée.
– C’est normal, son mec n’était jamais là et quand il revenait avec une douzaine de jolies esclaves qu’il prenait pour concubines, il fallait bien que quelqu’un gère toute cette compagnie, la bouffe, les gosses et cetera, sort Sefilo qui sent son propre sang viking bouillir à l’intérieur de son corps.
– Il avait intérêt à avoir l’épée dans un acier bien trempé le gus, surtout qu’à l’époque pas de viagra… lance Fred.
– Ça explique déjà mieux les Walkyries. C’est sociologique !
Fred partit en infiltration dans un bastion de la Seine Saint-Denis, un coin bien pourri où la police ne mettait plus les pieds depuis quelques années. Le contact fut immédiatement coupé…
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La Fédération Française de Tir la FFT porta plainte contre X pour vol avec effraction. Contre tout invraisemblance, le président soutenait que quelqu’un aurait réussi à pénétrer le fichier informatique des licenciés. Les autorisations de détention d’armes de gros calibre étaient délivrées quasi automatiquement aux licenciés par les préfectures. Ce qui avait permis à nombre de collectionneurs de détenir légalement de véritables collections d’armes de guerre pas franchement anciennes. Ce fichier renfermait un bon paquet d’adresses. En réalité, certains licenciés possédaient de véritables arsenaux tant en armes qu’en munitions. Les cheveux commencèrent alors à se dresser sur les têtes des spécialistes de l’insécurité…
Extrait de Samdimanche, 29 juillet 2006.
ROUEN, CAPITALE DE LA FRANCE.
C’est par un froid de canard que la cérémonie s’est déroulée sur le parvis du nouveau palais Jeanne d’Arc. La ville de Paris a offert le titre de capitale à Rouen. Puis un échange symbolique de clés s’est déroulé devant la statue de Rollon, qui pour l’occasion avait retrouvé son bras. Malgré le froid inhabituel pour la saison, tout avait été soigneusement préparé. Régate de drakkars, défilé de costumes historiques, sons et lumières, rien n’a été épargné à la fibre régionaliste normande. Le clou de la journée fut le retour sur scène de Johnny qui interpréta en solo sur la place où fût brûlée Jeanne d’Arc, “ J’irai revoir ma Normandie ”. Grande émotion qui fit un peu oublier le drame sous-jacent. En effet, la cérémonie officielle s’est déroulée dans la plus stricte intimité politique (nous ne rappelons pas le sérieux désaveu des urnes que reçut la classe politique…), et ce transfert de pouvoir à la région normande suscite un ressentiment. Ressentiment d’autant plus vif que Rouen serait retenue en plus comme ville olympique pour 2008. Rappelons que cela s’est passé le jour de la St Olaf, qui prend place dans le calendrier comme première fête européenne et que la présence de l’archevêque de Rouen a puissamment cautionné l’événement. Le changement de capitale est pour certains l’aveu de la faillite d’une politique qui a ruiné la ville de Paris, la livrant aux bandes de plus en plus armées, aux chiens, à la dégradation et à la ruine. Jadis capitale mondiale du tourisme, aujourd’hui objet de curiosité pour des aventuriers attirés par la nostalgie et les gloires fanées. Il est vrai que malgré l’abandon de certains bâtiments, une ambiance qui rappelle les peintures de Hubert Robert donne à l’amateur de ruines un charme évident à l’ex-capitale. Une question reste en suspens : où sont passé tous les milliards, que sont devenus les trésors nationaux entassés dans les musées ? Avec le départ de l’administration à Rouen, un audit a été confié à un commissaire de la cour des comptes. Le musée du Louvre fermé pour six mois rouvrira ses portes en 2007. En attendant, Rouen ouvre grand ses portes, et les Nordmanns ont bien l’intention d’être à la hauteur de la situation. La Normandie s’installe donc dans sa “ Normandité ”, concept rappelé aujourd’hui avec éloquence par le maire de Rouen. Concluons cet article par la définition que donnait son inventeur, le président Léopold Sédar Senghor lui-même, dont, rappelons le, l’épouse était normande : “ La Normandité ? C’est un lyrisme lucide. ” |
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Après de nombreux essais infructueux qui n’arrangèrent guère son humeur, Fouks, allait enfin rencontrer Sigel. Il s’était décidé à prendre contact avec N8. et laissa un message sur un répondeur. Une simple adresse postale, anonyme, des bureaux loués à la journée, le lendemain tout avait disparu. Deux jours après, Fouks recevait un coup de téléphone, une voix de femme, grave, avec un soupçon d’accent étranger. Elle lui donnait rendez-vous dans une heure, une brasserie en face de l’opéra Bastille. Elle le reconnaîtrait. Fouks se sentait comme un collégien. Une impression de culpabilité peut-être… cette fille sentait la trahison. Ça faisait un bon bout de temps qu’il avait perdu l’habitude des rencards. A la Bastille en face de l’Opéra. Une brasserie… comment s’appelait-elle ? Il y avait de la régression dans son comportement, culpabilité + régression, on atteignait alors une certaine excitation. Le fait qu’il ait sciemment gardé pour lui cette entrée en matière avec N8 donnait plus de sel à l’affaire. Il devait dîner ce soir là chez sa mère, un rituel qui rayait affectueusement chaque fin de semaine de son agenda. Avant de sortir, il changea de cravate, il en prit une rouge.
Fouks sortit du métro, boulevard Beaumarchais, un peu en avance, il flâna devant les vitrines, lorgnant sur les instruments de musique. Toutes ces caisses de guitare laquées lui renvoyaient des souvenirs de son et d’émotion. Une guitare électrique, c’est plus rapide qu’une guitare sèche. C’était les Shadows qui lui avaient inspiré cette réflexion. Ensuite, il y avait eu les Spoutniks, toute une écurie était sortie de presque nulle part. Cliff Richard et les Shadows, Chaussettes Noires, Chats Sauvages, Johnny. Tous, la tête tournée vers les States, les hits américains percutaient chez nous avec des mots français coincés sur trois accords de guitare… ma petite amie est vache, je ne vous dis que ça, au fond elle est presque aussi vache que moi, ha ha ha, o ye ! Le jeune Charles Fouks s’était alors laissé pousser les cheveux, Beatles, puis Rolling Stones obligent. Deux générations restaient coincées sur trois accords. On n’avait pas encore subventionné les blues notes… trop tard, le monde était devenu sourd. Ouverte, la porte du magasin Beusher crachait une techno ravageuse… Ce qui compte, c’est pas la musique, c’est d’être jeune, c’est ça l’important ! Il se dirigea vers la brasserie, après avoir dévisagé le bunker opératiforme. Il sifflotait l’ouverture des Walkyries. Un café avec une large terrasse semblait correspondre, les vitres du bunker brillaient pendant que le génie, là-haut, prenait la liberté en danseuse, sans filet, doré comme un croissant frais. Dopage et liberté, une bonne accroche pour tous ces faisans de l’anabolisant, pensa-t-il. Il traversa la terrasse pour prendre une table à l’intérieur, l’esprit pétillant, ragaillardi par le décor, il photographiait mentalement les consommateurs des tables voisines, quand une jeune femme enveloppée dans un imper mastic se retrouva face à lui.
– Inspecteur Charles Fouks, bonjour, je suis Sigel. Je savais que je vous trouverai ici, pile à cette place.
– Et pourquoi donc ?
– Si on en croit “ La stratégie de l’angle mort ”, inspecteur, nos trajets, pardon vous utilisez le mot direction, aussi minimes soient-ils, sont prédestinés par nos actions. Vous n’aviez pas le choix. Si vous êtes l’homme que vous prétendez être, vous deviez être assis à cette table, légèrement dans l’ombre à deux mètres de la terrasse, le regard contrôlant l’accès en salle, celui vers l’extérieur, sans oublier les toilettes… ça vous suffit ou je continue ? Elle appuya cette fin de phrase d’un léger sourire.
“ C’est bien évident ! ” Qu’est-ce qu’elle me sort là, elle a vraiment lu mon bouquin… ça promet !
La voix de Sigel était curieuse, toujours cette pointe d’accent, mais c’était plus apprêté, elle accentuait la première syllabe et relâchait tout sur la dernière. Il y avait quelque chose d’artificiel dans cette manière de croquer puis de sucer les mots qui n’était pas dépourvu de sensualité. On pouvait dire sans se tromper que Sigel était une femme qui appartenait à la catégorie sophistiquée.
Ils commandèrent à boire. Elle prit un cognac pamplemousse, il suivit. La jeune femme avait du goût, trente-cinq ans peut-être, tout en demi-teinte. Une élégance sûre, racée, se jouait sur la discrétion. Rien de tapageur dans sa mise. Le contraire de ce qu’il avait perçu lorsqu’elle s’était présentée. Sûre d’elle, elle profilait une nana indépendante qui connaissait son féminisme sur le bout des doigts, mais qui se dissipait comme son make-up. Pas de maquillage ou presque. Fouks était pris d’une grande curiosité à l’égard de cette femme. Elle soulignait négligemment son aisance naturelle par quelques accessoires à la mode. Une fibule en argent sur le foulard représentait Iormungand, le serpent cosmique. Malgré les dernières réglementations sur la protection animale, elle portait des bottes en morse serré par des lanières en peau de requin qui affichaient avec provocation son indépendance vis à vis de la loi ou alors… c’était une imitation de grande qualité ? Ça avait tout l’air d’être de la vraie peau … Il était piqué par une envie d’en savoir plus et l’aspect physique de cette fille ne le satisfaisait pas. Il aurait voulu l’éplucher comme un oignon, rentrer dans sa mémoire. Elle était blonde et ses cheveux coupés à la garçonne dessinaient une nuque fine. Son imper, plutôt masculin et ample, cachait des vêtements de qualité. Un mélange adroit de rétro et de viking. Le tailleur était en vaomal. Elle dénoua la ceinture de l’imper et déboutonna quelques boutons pour être plus à l’aise. Elle décroisa les jambes. Fouks n’entendit pas le crissement fin des bas, il avait revu à l’intérieur de cet imper la silhouette d’une fille blonde, elle aussi, une fillette, il écoutait le frémissement des épis de blé secoué par le vent… Il y avait longtemps, près de Colmar, une petite cousine. Un de ces étés de vacances en Alsace. Ils avaient passé des journées interminables dans les champs à collectionner les balles et les douilles de cuivre patinées par l’oxyde. Il y en avait partout… Un gamin avait eu un accident. Il se souvenait de son visage déchiqueté. Il revoyait le visage de sa cousine. Cette fille qui se faisait appeler Sigel… On l’emmenait où comme ça ? Dans quel angle mort de sa mémoire ? Les souvenirs avaient envahi Fouks. Sigel ne dérangea en rien cette absence qu’elle pouvait manifestement sentir dans l’attitude de l’inspecteur. Charles Fouks avait le regard perdu vers un ses lointains de l’âme indéfinissables. Cela dura peut-être deux minutes, peut-être plus, peut-être moins… le temps s’étirait… Près du bunker dédié à l’art lyrique, des skate-boards passaient entre des zonards, des Japonais jouaient aux touristes planétaires. A quelque trois cents mètres, un autre manège : la garde encore républicaine promenait ses chevaux. Le grand régisseur avait bien vu les costumes. Mais n’avait-il pas accéléré le tempo, le temps filait si vite ? On était en 2008, au mois de juillet et ils tournaient tous, par habitude sans doute. Les passants, les voitures…le monde vomissait ses anciens souvenirs sur cette place de la Bastille, et ils tournaient tous autour de ce génie figé…et tout était allé très vite depuis le passage au troisième millénaire, la saturation des commémorations avait provoqué une accélération du temps. L’histoire paraissait s’être définitivement vidée de sens, dans cette fin d’après-midi, tout n’était plus qu’ennui… mais l’orbite était tellement confortable. Sigel laissa les fantômes déserter l’esprit de Fouks. Elle trempa ses lèvres dans le liquide doré, savourant le délicat parfum du cognac mêlé à celui du pamplemousse. Fouks, par mimétisme, suivit son exemple. Martell ou Camus ? Martell, ce parfum de cacao et de cannelle qui relançait le petit goût légèrement acide du pamplemousse. Savourant doucement leurs cocktails, la voix grave de Sigel remit leur double présence en scène dans l’intime perspective de leurs lèvres encore humides de jus sirupeux, puis de leurs mains posant leurs deux verres côte à côte sur cette table de bistrot.
– Je comprends votre étonnement. Il est peu dans vos habitudes d’être abordé de cette façon… je ne pouvais pas attirer votre attention en m’y prenant de manière classique. Vous êtes quelqu’un de très particulier, Charles Fouks. Alors…
– Qui vous a fourni toutes ces informations ?
– Vous n’êtes pas sans savoir qu’aujourd’hui, si vous voulez vraiment savoir, vous trouverez. C’est le libre échange. Vous-même Charles Fouks, vous avez vos secrets… mais vous n’êtes guère porté sur l’échange.
– Qu’est-ce qui ce cache derrière N8 ?
– N8, cher inspecteur. Rien n’échappe à N8. Vous connaissez le dicton : si tu t’intéresses à N8, N8 s’intéressera à toi.
– Arrêtez, Ce baratin de mauvais feuilleton. Vous êtes en possession de renseignements totalement privés, comment vous les êtes-vous procurés ?
– Je vous dirai tout en temps utile. Mais vous n’obtiendrez rien de manière officielle… vous ne m’avez pas menacée, vous avez bien fait, vous ne seriez arrivé à rien par la contrainte… vous le savez ! Pourquoi cherchez vous toujours à isoler le bien du mal ? Je parlerai, mais la curiosité qui vous motive va vous entraîner beaucoup plus loin que vous ne le souhaitez… la trahison est très à la mode en ce moment. Surveillez votre foi(e) !
– Je n’ai pas de problème de foie.
– Tout se sait, inspecteur, avec l’informatique. La télécommunication fait des miracles. On ne peut même plus parler d’indiscrétion ! Le monde est devenu un petit village où mille petits secrets décident un jour de s’envoler. Les rumeurs ont un avenir extraordinaire. Trêve de plaisanterie, vos travaux ont intéressé plus d’un chercheur et nous sélectionnons actuellement quelques cerveaux afin de passer… comment dire… à la puissance runique supérieure. Ne vous méprenez pas, moi, Sigel, j’ai été choisie parmi pas mal de filles, vous vous en doutez, pour rentrer en contact avec vous. Je suis une chasseuse de tête un peu particulière, parce que j’en sais beaucoup plus sur vous que vous ne pouvez l’imaginer. Toutes les familles ont leurs petits secrets et ce sont généralement les femmes qui en sont les gardiennes. Liées par la nécessité économique, elles ne disent rien. Verrouillées. Mais l’indépendance aidant, les non-dits se dissipent, on parle… inceste, meurtre d’enfants, détournement d’héritage et, toujours, la trahison… etc. Vous connaissez la chanson. Vous êtes quelqu’un d’intelligent, de cultivé, inspecteur Fouks, ne perdons pas trop de temps. Votre logiciel des interférences criminelles devait tôt ou tard nous mettre l’un en face de l’autre, en face de N8, la 8ème rune, la nécessité… ce signe qui ressemble à une croix dont l’horizontale penche à droite. Vous pensez que vous avez la force de vous substituer à Thor ? Aïe ! Aïe ! Aïe ! elle a l’air mystique… la pauvre, elle s’enfonce… Vous souriez ? Vous n’y croyez pas, alors c’est vous qui vous occuperez du serpent. Seriez-vous comme les autres, aliéné par l’église au point de refaire la même erreur historique ? On ne peut nier la nuit. L’ombre, Satan et ses démons. N8 a réincarné cette négation : nous nions la lumière qui sans la nuit n’a aucun sens. Regardez autour de vous, Charles Fouks, tout s’écroule. Vous vous attaquez à l’ombre, nous nous attaquons à la lumière, nous sommes faits pour nous entendre. Ne tuez pas le serpent, Charles Fouks. Cette fille est complètement folle. Elle remet ça avec mon serpent… il sort d’où celui-là… je vais la faire coffrer… Il est en vous, apprivoisez-le, je vous aiderai. Il faut faire la paix avec les puissances obscures. Mon nom ne l’oubliez pas est Sigel, la victoire. Laissez moi vous aider à sortir ce serpent qui est au cœur de votre conscience, vous deviendrez RIT le chevalier. Depuis la nuit des temps, en passant par les templiers, il en a toujours été ainsi. Charles Fouks, laissez moi la façonner votre ombre. Je vous montrerai comment amadouer le monstre dont vous avez peur. Elle déraille complètement, je vais la coffrer. N’ayez crainte ! Vous représentez la volonté mais sans ombre vous n’êtes rien… je sais que vous êtes en train de la chercher, non ?
– Sigel ou quel que soit votre nom, vous êtes définitivement lassante. L’ombre dont vous parlez ne m’intéresse qu’à partir du moment où je suis mandaté par le juge d’instruction. Votre baratin ne m’impressionne aucunement. Vous avez joué votre rôle, c’est bien. D’autre part, permettez-moi de vous dire que vos fines allusions à la bagatelle ne m’intéressent pas. Je vous ai laissé faire votre numéro parce que ça vous faisait plaisir, mais la galanterie n’ira pas plus loin. D’ailleurs, je vous demanderai de vous calmer parce que toute cette esbroufe commence à me fatiguer. Cela dit, ce qui m’intéresse c’est ce que vous pouvez me dire sur N8. A partir du moment où vous avez raté votre mission vous êtes en danger. Alors, maintenant, si vous voulez rester vivante, parlez ! L’ombre dont vous vous gargarisez, c’est toujours la 8ème rune, mais c’est également la nécessité de survivre. Si vous voulez mon avis, vous êtes actuellement mal placée pour donner des conseils. D’ailleurs vos renseignements sur moi sont inexacts. Ma rune, c’est la 18ème, ODIL, autrement dit le Graal. Souvent jouée, rarement sortie, j’ai un karma en béton armé… trêve de plaisanterie, on vous utilise pour m’approcher. D’accord. Vos petits sous-entendus sur les secrets de famille, qu’est ce que vous voulez que ça me foute ? Mon père était dans la Waffen S.S., et alors ? Mon oncle était dans la résistance et son cousin plombier faisait du marché noir avec un autre cousin boulanger. C’est ça la France et aujourd’hui, tout le monde s’en fout. Ces fameuses ombres sont trop loin, ça n’intéresse plus personne, par contre, si vous me dites qui et comment on infiltre actuellement la police et différents ministères pour renverser la République, c’est beaucoup plus intéressant… donnez-moi des noms, sinon, je vous arrête… et je vous relâche suffisamment rapidement pour que l’on pense que vous vous êtes mise à table. Je m’emploierai de mon côté à faire courir ce bruit. Tout le monde sera persuadé que vous avez parlé… de toute façon vous êtes cuite. Le délicieux parfum de la trahison… Dites à vos chefs que je collabore et n’oubliez pas de cracher des noms. Je veux l’organigramme de cette organisation. Je ne vous ferai pas suivre pour la crédibilité de notre affaire, mais je veux un téléphone ou un endroit où vous joindre. Je vous souhaite bonne chance, vous allez en avoir besoin… votre vie ne tient qu’à un fil.
Elle lui sourit tristement, rajusta son imperméable, se leva et sortit. Elle savait qu’elle avait échoué. Mais avait-elle vraiment voulu réussir. Fouks ne fit aucun mouvement. Il la suivit des yeux le plus longtemps possible jusqu’à ce que la petite tache beige surmontée de cheveux dorés disparaisse. Elle le rappellerait, il en aurait mis sa main au feu. Sans se presser, il se rendit à pied chez sa mère. Le repas était préparé, comme à l’habitude. Le classique poulet rôti pommes dauphines. La télé allumée en face de la table captiva le regard des deux Fouks, une scène de massacre sur fond d’abbaye en feu. Les vikings avaient débarqué. Les vitraux explosaient sous la chaleur des flammes aspergeant d’éclats de verres les corps mutilés d’un prêtre et de quelques paysans. Au dernier plan, une vache meugle. Les vikings, qui étaient en train d’embarquer des coffres, des tableaux, un crucifix en or redébarquent du bateau, se dirigent vers la vache, l’épée à la main. Leurs mines sont sombres, leurs regards terribles. L’un d’eux bute sur un obstacle et jure en norrois sous-titré. Les autres vikings titubent à leur tour et se baissent, ramassant dans leur bras des piles de camemberts bien cerclés dans leurs boites. Travelling sur l’étiquette. Thor survient en gros plan, ses corbeaux sur l’épaule. C’est alors qu’il prononce l’accroche finale toujours en vieux norrois sous-titré :
“ C’est le camembert normand qui sut retenir les vikings, et ce sont les vikings qui surent se battre pour le camembert normand ”.
Charles Fouks mastiquait sans trop prêter attention aux plats. Il aurait bien été en peine de dire ce qu’il avait mangé. Il réfléchissait. Quand la conversation roula sur la famille, il prêta une oreille plus attentive. Il alla même jusqu’à demander des nouvelles de son oncle et de ses cousins.
Avant de partir, il prétexta un papier oublié pour fouiller dans un placard pendant que sa mère débarrassait la table. Une petite boîte métallique dont il avait conservé le souvenir. Enfant il jouait à l’explorateur… les meubles, les placards… pas encore une perquisition, non, de la spéléologie à forme familiale. C’était une ancienne boîte à biscuits sur laquelle un hussard contait fleurette à une jeune femme habillée à la mode empire, la taille vissée sous les seins. Fouks ouvrit le couvercle et sans hésitation trouva ce qu’il cherchait ; une petite plaque en forme de barrette argentée. Une baïonnette croisée avec une grenade à manche, coincée entre des feuilles de chênes, un aigle les serres crispées sur une croix gammée chapeautait la quincaillerie… la médaille du corps à corps. Le vieux avait quand même dû faire un peu de zèle…
Il mit la plaque dans sa poche de veste, rangea la boîte, puis rentra chez lui après avoir embrassé sa mère.
François Vitalis